-‘’Non, Monsieur : tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose.’’* Réflexion catégorique et tranchée de Maître de philosophie à valeur de règle d’écriture. Deux genres littéraires distincts par leur forme d’abord, puis par la qualité de l’un sur l’autre. La poésie, codée, s’entend, relève de l’élevé, du noble, du recherché, et la prose, du bas, du trivial, du quotidien, du commun, de ce qui est de tous les jours. De l’une à l’autre, il n’y a pas de moyen terme, de plate bande, de genre intermédiaire, insérable entre la première et la seconde, comme certains essaient de le faire valoir et qu’ils nomment poésie libre, à défaut d’une autre dénomination pour la désigner que celle de faire d’elle la filleule d’une marraine: il n’y a pas de poésie libre mais il y a une forme de littérature qui n’est ni poésie, ni prose, une poésie avortée, hybride, bréhaigne, impure, comme tout ce qui est contre la nature et qui heurte la sensibilité par son aspect de malvenu.
La poésie codée ou classique, mot que j’essaie au maximum de ne pas employer pour éviter le risque qu’il soit pris pour archaïque et par conséquent désuet, est régie par un ensemble de règles qui font d’elle un art proche de celui de la musique, à la différence que la musique est destinée à être saisie par l’oreille alors que la poésie est à la fois regard et écoute. L’organisation du poème en strophes, les strophes en vers, les vers en hémistiches et en un certain nombre de pieds ou de syllabes, en une géométrie de topographe soucieux de l’exactitude des mesures, des distances, offrent au regard un espace d’harmonie où la symétrie des éléments et des composants s’agencent pour le plaisir et le bonheur de l’œil et du regard. Le plus ample des vers est l’alexandrin qui, par sa majesté et sa générosité, se développe de tout son long, avec ses douze syllabes, sur toute une page. Ce qui s’applique au français, s’applique également à l’arabe où le poème se divise de manière très marquée en ‘’sadr’’ et ‘’ajouz’’** selon les règles de prosodie dites ‘’bouhour’’. Là encore ! Un autre univers où la poésie se distingue de la prose par sa splendeur, sa magnificence, son subliminal. Le regard se repait de ce que le poète lui propose à voir : l’architecture des mots dans toute sa beauté.
L’oreille aussi prend part au plaisir des artifices de la poésie codée. Les sonorités qu’offrent les rimes agencées d’une certaine manière en fin de vers, les allitérations et les assonances disséminées çà et là, les jeux de faits de style, les prises de dessus du figuré sur le littéral, les consonances poétiques, la rythmique des césures ou des hémistiches et toute une panoplie de moyens que seul le poète aguerri sait découvrir et utiliser dans son œuvre poétique. Nous ne cherchons ni à égaler avec Baudelaire, ni avec Ronsard, ni avec Malherbe ni non plus avec Lamartine. Ce sont les grands maîtres de la chose. Ce sont des références. Mais nous devons rester dans l’univers de l’écart que nous offre une poésie saine de maladies et de travers. Nous devons également nous écarter d’une poésie qui se veut affranchie des règles de construction en prêchant dans la norme, le plat et le monotone. Que nous offre une poésie dite libre de tout ce qui est mesure et musique ? Une poésie de mots de tous les jours et de phrases tronquées, mutilées, invalides, qui s’égouttent à la verticale le long d’une page, sans rimes et sans rythmes ? Une poésie qui n’est poésie, ni prose, qui s’apparente à l’une et à l’autre sans être ni l’une ni l’autre ? Une poésie sans les règles de l’art n’a rien de poétique.
De quoi la poésie libre est-elle libre ? Des règles de prosodie et de versification. La poésie libre est donc une a-poésie. Si la poésie codée est la santé, la poésie libre est la maladie.
*Molière ; Le Bourgeois Gentilhomme, Acte II, Scène 4
**L’équivalent des hémistiches en versification française.
Tayeb Zaid